Un long samedi de cinéphile ▬ PV : Afrique du Sud [Terminé]

Liên appréciait les rares instants où elle jouissait d'une parfaite solitude, et aussi étonnant que cela puisse paraître, elle aimait également la compagnie. Plus surprenant encore, était sans nulle doute la personne avec qui elle passerait le reste de l'après-midi. Elles avaient évoqué les activités de ce club, par pur hasard, au cours d'une conversation anodine. Elles en avaient parlé rapidement sans que l'idée de concrétiser le projet ne traverse véritablement l'esprit de la Vietnamienne.

Le temps passant, l'entreprise fut oubliée.

Rester enfermée dans l'aile asiatique, essayant de broder ou de lire tandis que la guerre faisait rare entre le Kazakhstan et la Corée du Nord, accompagnée par les lamentations taïwanaises et les rires philippins était impossible. Voire insupportable. Pourtant, Liên se montrait patiente. Très patiente. Elle suivait les recettes chinoises pour se perfectionner en cuisine, elle racontait des légendes au petit dernier et continuait de se montrer impassible face aux victoires sud-coréennes. Le travail ne manquait pas et l'asiatique préférait se plonger dans ses devoirs plutôt que d'être mêlée aux incessants conflits des autres. Du matin au soir, elle restait calme face aux fatigantes histoires qui menaçaient l'équilibre de l'académie, encaissant une journée de cours doublée d'une soirée de révisions. Quelques passages en salle commune pour se changer les idées et la journée s'était écoulée. Une autre pouvait commencer.
En bref, elle s'occupait de ses affaires et vivait sa petite vie de son côté.

Passionnant, n'est-ce pas ?

Les insignifiants bonheurs de la vie illuminaient ses modestes journées où elle ne rêvait que d'une seule chose : les congés de fin de semaine.

Le week-end.

Enfin libérée de toute obligation, d'horaire et de ses charmants camarades, Liên profitait d'une balade sur la plage, d'un peu de sport en plein air ou d'une sortie au quartier communément appelé « chinois » - même si le terme était contestable –  pour se détendre – et surtout manger à l'heure qui lui convenait le mieux.

Le récit de son quotidien aurait pu s'arrêter ainsi.
Il aurait pu si l'hiver n'avait pas été aussi froid. Aussi humide. Les jours de pluie se succédaient et les activités physiques et les sorties manquèrent très vite à l'étudiante.
Courir sous la pluie ? La probabilité pour que le remède imposé par le doyen chinois soit d'une efficacité douteuse et d'un goût abject était trop élevé pour qu'elle ne prenne le risque d'attraper la grippe.
L'hiver s'accordait avec la prudence.

La pluie battait contre les fenêtres du couloir lorsque Liên s'approcha de la salle réservée aux cinéphiles, appuyant son parapluie dégoulinant contre le mur. Elle frissonna, resserrant son manteau sur ses épaules, jetant par la même occasion un coup d’œil à l'heure affichée sur l'écran de son téléphone.
Elle était en avance.
S'adossant contre un des radiateurs, la jeune fille posa son sac à dos sur le sol, se débarrassant d'un poids qui pesait sur ses épaules. Manger et visionner un film était indissociable.
Puis, à peu près réchauffée, elle se mit à guetter l'arrivée de celle qui avait proposé de briser son ennui.

D'ailleurs, comment refuser à Nothembi  un bon film dans une salle chauffée, une boisson en main et des gâteaux dans l'autre ?

Apercevant sa partenaire, au bout du corridor, elle lui adressa un poli signe de tête en se détachant du radiateur pour l’accueillir.

« Pas trop mouillée? Tu ne vas pas attraper froid ? »

Les réflexes de Chine devenaient contagieux. La prudence était la seule chose autorisée ce samedi-là.
Bien sûr, si « prudence » était un mot qui pouvait correspondre à la Sud-Africaine…

Liên était entrée sans protester, adressant simplement un signe de tête en remerciement à l'étudiante. Et tandis qu'elles s'installaient, elle ne put s'empêcher de se demander ce qu'elles pourraient bien regarder. La Vietnamienne n'y connaissait absolument rien en cinéma. Aucun terme technique, aucun courant artistique. Elle s'était toujours contentée d'être une spectatrice lambda, sans pour autant être une grande consommatrice. Elle retenait rarement le noms des acteurs ou réalisateurs étrangers en dehors de ceux dont les noms étaient cités partout. Elle n'était pas tellement difficile et laissait avec plaisir sa camarade faire son choix.

« Tu veux regarder un film en particulier ? Je n'ai pas de préférence. »

La jeune fille était curieuse. Elle souhaitait en connaître davantage sur les goûts de Nothembi.

Plus jeune, elle n'avait pas eu d'attrait particulier pour l'audio-visuel contrairement à son cousin. Ce cousin du même âge, aux traits similaires et au caractère ouvert et indépendant. Ainsi, chaque mois, celui-ci la traînait jusqu'à la petite salle d'un modeste quartier d'Hanoï. De ces sorties mensuelles, elle se souvenait surtout du jus de canne à sucre qu'ils allaient boire ensuite, débattant sur le film qu'il venait de voir. À l'exception du choix du film, ils n'étaient jamais d'accord. Si Liên se tournait vers la tradition et les films nationaux – le plus souvent des thrillers - son cousin penchait davantage pour tout ce qui était nouveau, différent. Occidental. Ce qui était plus beau, plus cher. Plus en vogue. Non pas que la Vietnamienne avait développé un sentiment d'anti-occidentalisme mais elle ressentait toujours une forte émotion lorsqu'elle se replongeait dans l'histoire de son pays. Parfois, lorsque l'école fermait plus tôt, son cousin et elle, rejoignaient sa mère au musée de l'Armée, se glissaient parmi les visiteurs dans la salle de cinéma et visionnaient en boucle les courts-métrages sur la guerre.
C'étaient ses seuls souvenirs liés au cinéma.

Et tout en vivant à plusieurs kilomètres de son pays natal, elle continuait de suivre les sorties cinématographique de ses terres. Étant une lectrice assidue, elle aimait regarder les adaptations de ses livres favoris. En vivant à l'académie, Liên avait pu profiter de la mixité culturelle pour en apprendre davantage sur le cinéma étranger. Parmi les quelques bons films nord-américains qu'elle avait visionné – en dehors de ceux sur la guerre du Vietnam qu'elle évitait – elle possédait une nette préférence pour les drames historiques ou les vieux films. Ceux qui avaient un véritable fond. Un petit quelque chose qui pouvait l'affecter – la surprendre ou l'émouvoir. Et il fallait que ça bouge  : action, suspens, retournements de dernière seconde ou personnage ambigu et manichéen, tant que ce n'était pas plaqué superficiellement, elle ne pouvait qu'adorer.

Adorer le fait que d'une manière ou d'une autre, le film n'était pas si loin de la vérité.

Plus récemment, elle avait découvert ce que les Européens appelaient des « films noirs ». Certes, les innovations cinématographiques étaient époustouflantes cependant, elle était impressionnée par la force que dégageaient les films des années cinquante. C'était sans doute ce qu'elle rapprochait le plus de ce qu'elle aimait dans l'art cinématographique de son pays. Si beaucoup de films vietnamiens avaient peint la dure réalité de la société, les films noirs dépassaient cela. Ils dévoilaient tout ce que dissimulait la nature humaine et être spectatrice des faiblesses des Hommes permettait de tirer une bonne leçon sur l'importance de la maîtrise des passions. De plus, les films tournés en Amérique ou en Europe avaient une touche d'exotisme qui la faisait voyager.

Voyager. Oui. Elle le voulait.
Là, tout de suite, elle voulait voyager. Quitter ces terres pluvieuses et voir un autre monde.

« Je n'ai jamais vu The Power of One » confia la Vietnamienne sans ressentir la honte d'avouer qu'elle ne connaissait pas. Qu'elle n'y connaissait rien. Après tout, elle s'était rendue dans le club pour développer sa culture cinématographique. Tandis qu'elle s'avançait vers Nothembi, elle chassa l'idée qu'elle n'avait aucune culture cinématographique attestée que très peu de connaissances des noms qu'elle avait cité. Puis, elle souffla doucement : « J'apprécie également la musique. »

Musique traditionnelle. Pop asiatique. Bande originale. Tout y passait. Lorsque le son était de qualité. De plus, manger en écoutant de la musique, c'était toujours mieux que de le faire en silence. Enfin, la jeune Sud-Africaine semblait plus bavarde qu'elle alors le silence était rare.

« Il y a des films des années précédentes et tout. »

Elle suivit son regard. Avec les rumeurs qui avaient circulé à propos d'un certain élève des années quatre-vingt-dix, le passé avait refleuri dans les esprits. Et loin d'être liée à cette histoire, la Vietnamienne s'était trouvée un goût pour le passé. De plus, cela se rapprochait de sa passion pour l'Histoire. Étudier le temps d'avant, c'était vraiment enrichissant. Et puis, on pouvait surtout se réjouir d'être né des années après...

« C'est intéressant et drôle ! Tu voudrais voir ? »

Sans hésiter, Liên acquiesça. Face à un sourire aussi ravissant, elle ne pouvait pas refuser. Ce n'était pas de la curiosité mal placée. Ce n'était pas de la curiosité tout court. Liên s'informait. Elle tentait simplement d'en apprendre davantage sur les étudiants qui avaient marché dans ces couloirs des années avant elle.
Rien de dérangeant, n'est-ce pas ?

« Plutôt étrange que tu sois seule dans ce club. »

Les locaux du club étaient accueillants et l'unique membre était vraiment chaleureuse, souriante et amusante. Elle était si différente de Liên. Ses sourires, ses bijoux, sa manière de s'habiller et de se comporter. Les deux filles étaient comme le Soleil et la Lune, et pourtant ce décalage ne dérangeait pas l'asiatique. Et cette comparaison lui plaisait. La chaleur, la grandeur, la force du Soleil, le symbole du Lion et celui du feu lui correspondaient bien et s'opposaient parfaitement aux mystères lunaires et à l'eau, l'élément naturel relié à l'Astre de la nuit – élément de prédilection de la Vietnamienne.
Écouter Nothembi était toujours intéressant mais c'était un peu comme le père Noël : on n'est même pas sûr qu'il existe et pourtant, on reçoit des cadeaux et on peut suivre sa trace sur Google Earth ! Ça existe mais c'est loin. Très loin, comme un rêve. Tout le monde nous dit que c'est faux mais certains continuent à y croire.
La Sud-Africaine évoquait de grandes personnalités connues du Vietnam et cela ajoutait de l'exotisme à ses propos. Le mythe de Nelson Mandela surpassait en tout point le bonhomme rouge qui distribuait des cadeaux. Et en plus, il avait réellement existé et il existait des preuves.
Et de toute manière, Liên n'avait jamais cru au Père Noël…

Une question commençait à résister dans l'esprit Vietnamien.

« Pourquoi t'es-tu inscrite dans ce club ? »

C'était même louche qu'il n'y ait pas d'autres membres. Si la jeune fille n'était pas paranoïaque, elle possédait beaucoup d'imagination. Imaginons. Nothembi. Liên. Seules dans ce club qui ne possède qu'un unique membre. La Sud-Africaine ne venait-elle pas d'un pays où les gens faisaient des sacrifices humains ?
Non ?
Eh bien, peut-être que si. Après tout, il n'y avait AUCUNE preuve du contraire. Ou alors, Nothembi était cannibale. C'était le secret de sa beauté. Ou pire encore, c'était une psychopathe qui voulait simplement la tuer par pur plaisir… « Ça m'étonne quand même qu'il n'y ai pas plus de monde que ça malgré toutes les possibilités qu'offre ce club. » avait-elle déclaré plus tôt. Et elle en était surprise ? Si elle avait testé toutes les possibilités pour tuer quelqu'un ...
Les peurs de ses camarades concernant les histoires de 1992 étaient encore trop fraîches dans sa mémoire.

Parfois, Liên était exaspérée par sa propre imagination.
Heureusement il y avait l'art pour l'aider à s'exprimer parce que garder trop de paroles pour elle, ça pouvait devenir dangereux. Et le cinéma était un art – le septième art – c'était donc logique que Liên, en tant que passionnée, s'y intéresse…

« Enfin… Si ce n'est pas trop indiscret ... »

Ce qui était agréable chez Nothembi était que celle-ci ne ressentait ni honte, ni gêne à parler d'elle, de son histoire. Et pour une personne aussi réservée que Liên, cela changeait. Elle pouvait, sans aborder des sujets qui la dérangeait, l'écouter parler à cœur ouvert. La Sud-Africaine était une femme de cœur. Et même lorsqu'elle évoquait certaines choses plus sérieuses, elle gardait le sourire.


Elle semblait tolérante.

« Chacun ses goûts. » avait-t-elle ajouté en répondant à la précédente remarque de la plus jeune.

Chacun ses goûts.
Si seulement tout était aussi simple. À l'académie, Liên avait appris à apprécier d'elle-même chaque chose qui l’entourait. Dépossédée de l'influence de son cousin et du cadre très strict de l'école sociale, elle était arrivée seule aux États-Unis, loin de la tutelle du Parti. Si certaines libertés comme celle de la pratique religieuse, avaient été rétablies, les vietnamiens n'étaient pas autorisés à donner leur avis – encore moins à contester l'autorité du régime. Ce n'était pas comme si Liên n'avait aucun avis sur rien mais elle était habituée à se taire. De la même manière, ses goûts, elle les gardait enfouie au fond de son être, les taisant, non pas par crainte mais par réflexe.
D'ailleurs, comment être sûre que c'étaient bel et bien ses goûts ? Son esprit avait été trop longtemps formaté.


D'autres, comme elle, n'avaient peut-être pas eu l'occasion de voir beaucoup de films différents ou même de se rendre au cinéma. Elle avait eu cette chance d'assister à quelques séances mais elle avait dû attendre un certain âge avant de connaître le cinéma occidental. Elle pouvait comprendre qu'on développe des passions – elle adorait la broderie et le théâtre – mais le cinéma paraissait être un monde trop loin du sien. Si elle était restée au Vietnam, elle aurait connu le libéralisme économique qui avait permis au cinéma vietnamien de s'améliorer considérablement. Elle aurait sans doute visionné davantage de films étrangers, autorisés là-bas. À la place, elle avait elle-même choisi de voir certains films étrangers, choisis par ses camarades de l'académie, mais aucun passion ne s'était développée chez elle.


Elle était donc curieuse de savoir comment la passion avait germé dans le cœur de la Sud-Africaine.

« Tu veux vraiment que je réponde ? Enfin... Avec tous les détails ?
- Je ne voudrais pas que ma question apparaisse comme déplacée... » souffa-t-elle en rougissant légèrement.

En vérité, ça signifiait « oui, raconte-moi ! » car la réponse de Nothembi avait piqué la curiosité de l'Asiatique. Cette dernière pris à son tour place, non loin de la jeune Africaine. La chaleur du chauffage commençait à se répandre doucement et elle se sentait enfin réchauffée. C'était comme écouter les récits de Chine, assis au coin du radiateur de l'aile, les soirs où la pluie et le vent se déchaînaient dehors. La seule différence était que Nothembi s'adressait à elle comme à une égale, une fille de son âge, capable de comprendre autre chose que l'histoire d'un guerrier chinois parti loin de ses terres, sur le dos d'un dragon, pour sauver une princesse aussi belle qu'un lotus.

Liên se demanda si elle avait vraiment mérité une confidence venant de la part de la jeune Sud-Africaine, car après tout, elles n'étaient pas si proches amies. D'ailleurs, une confidence ne se « méritait » pas, c'était une affaire de confiance. De cœur. De courage. Et pour la Vietnamienne, c'était un grand honneur d'avoir le droit d'écouter ce que Nothembi avait à lui dire. Elle était sensible à ce dévoilement, d'autant plus que la jeune femme en question était plutôt discrète sur sa vie privée.

« Je suis née à Ulundi. Dans la région du KwaZulu-Natal. Ça a une importance je pense. »

Nothembi avait un rire assez sonore, franc.

Le plus difficile pour l'oreille attentive qu'était la Vietnamienne était de mettre des images sur les lieux. Cependant, elle ne voulait pas l'interrompre pour lui demander où est-ce que Ulundi se trouvait. Car situer l'endroit en disant que c'était dans la région du KwaZulu-Natal, ne l'aidait pas vraiment. Pas du tout.


La conteuse poursuivait son récit, le sourire aux lèvres même si celui-ci paraissait plus étranglé. Et l'asiatique continuait d'écouter sagement, sans un mot, la regardant d'un air impassible. Depuis qu'elle la connaissait, jamais Nothembi ne lui avait paru si forte. Cette sincérité touchante dont elle faisait preuve pour peindre la réalité de son passé était belle et Liên apprécia encore davantage son geste. L'unique membre du club de cinéma était capable de parler de ces choses dont elle était encore sensible.

Le racisme.
Au sein de l'académie, les élèves étaient partagés. Il y avait ceux qui toléraient les autres cultures, et ceux qui les rejetaient. Liên pensait être du côté des curieux, de ceux qui n'étaient pas occulté par leur seuls patrimoine et coutumes. Si elle était plutôt indulgente sur certains points – tant que sa propre culture n'était pas remise en question – elle ne supportait pas le racisme ou toute sorte de discrimination quel que fut le motif. Pour dire vrai, le fait d'être inscrite dans une académie cosmopolite lui avait permis de se débarrasser de certains préjugés qui persistaient dans son pays, notamment sur les Chinois, les Français, les Américains et les Russes. Elle était révoltée par l'intolérance de ceux qui croyaient encore que l'Asie du Sud-Est était en retard par rapport au reste du monde. Il était vrai que les Nations avaient des torts qu'elles ne pouvaient effacer mais Liên espérait qu'un certain progrès apparaisse après tant de siècles de souffrance.

Elle imagina la scène comme elle aurait pu se passer dans son pays natal. Elle se représenta un orphelinat de campagne, assez modeste où les enfants, vêtus de tee-shirt et de pantalons très courts, à la mode occidentale, jouaient dans une immense cour entourée par de vieux bâtiments.

« C'était horrible d'ailleurs. Même les enfants ne supportent pas la différence parfois, même si elle est toute petite. »

L'image de l'orphelinat disparut et Liên se rappela de sa propre enfance. Un passé qui lui paraissait si lointain… Elle avait souffert de cette simple et ridicule différence qui l'éloignait de son cousin, et de tous les garçons du quartier. Elle était une petite fille. Ça n'avait sans doute pas été aussi difficile que Nothembi – si l'on admettait qu'une comparaison était possible – mais Liên devinait parfaitement le sentiment que la Sud-Africaine avait dû ressentir. En réalité, elle n'avait jamais été dégoûtée d'être une fille, même si ce n'était pas toujours facile et que la pression exercée sur le sexe féminin, bien que différent que celle imposée aux hommes, était très forte. Elle avait commencé à ressentir une différence quand d'autres lui avaient fait sentir qu'elle ne pouvait pas être acceptée pour cela.

Elle avait surmonté cette période. Elle n'était pas de ces personnes qui s'arrêtent devant un obstacle ou une difficulté. Elle s'était accrochée et elle avait été endurcie par les évènements.

Nothembi avait dû se renforcer également.

Sa voix tremblait, elle paraissait nerveuse. Et ce qui aurait pu apparaître comme de la faiblesse chez d'autres était, aux yeux de la jeune fille, une force. L’honnêteté. C'était une grande qualité dans un monde aussi corrompu.


« Voilà en gros pourquoi j'ai intégré le club de cinéma. »

Elle hocha la tête, gardant un moment le silence, comme pour choisir ses mots.

«Ton histoire. Merci de me l'avoir racontée. » Elle marqua une légère pause. « Je comprends mieux et je trouve que c'est plutôt une belle conclusion »

À présent, ses yeux étaient rivés sur l'écran déroulé devant elles. Elle écouta attentivement Nothembi murmurer les vers sans une once d'hésitation.


« Out of the night that covers me, Black as the pit from pole to pole, I thank whatever gods may be For my unconquerable soul.
In the fell clutch of circumstance I have not winced nor cried aloud. Under the bludgeonings of chance My head is bloody, but unbowed.
Beyond this place of wrath and tears Looms but the Horror of the shade, And yet the menace of the years Finds and shall find me unafraid. It matters not how strait the gate, How charged with punishments the scroll, I am the master of my fate, I am the captain of my soul. »

C'était universel. Et chacun de ces mots prononcés, Liên les comprenait. Ce n'était pas uniquement les images et le son qui provoquaient une telle émotion. C'était également la présence d'une camarade qui venait de se confier qui venait ajouter à l'instant un peu plus de gravité.

Après quelques secondes de silence, elle murmura simplement, et en toute honnêteté : « C'est très beau. »

La Vietnamienne ne s'ennuyait pas. Elle ne pouvait pas s'ennuyer en écoutant avec quelle passion la Sud-Africaine s'exprimait. Mandela avait été un grand homme. C'était incontestable. Et même au fin fond de l'Asie, il était célébré.
Ici, à l'académie, chacun avait sans doute une figure prestigieuse à défendre. Et Liên comprenait la fierté que Nothembi pouvait ressentir en parlant de cet homme qui venait de ses terres.

Il existait un Vietnamien que Liên admirait énormément pour avoir lutté pour les droits des peuples colonisés ainsi que pour la réunification du Nord et du Sud. L'Histoire avait été faite par de grands personnages et bien sûr, il fallait poursuivre leur œuvre. Dans l'idéal, c'était ce que la Vietnamienne aurait aimé faire.

Certes, Nothembi parlait, elle parlait beaucoup mais c'était naturel et sans doute que Liên pouvait se montrer moins réservée lorsqu'à son tour, elle évoquait une personne pour qui elle ressentait du respect et de l'admiration. Elle s'était faite comme mot d'ordre de ne pas oublier tout ce qui s'était déroulé dans le passé. A ses yeux, c'était si important pour l'avenir. Et ce n'était pas uniquement en tant que future représentante d'une Nation qu'elle s'était faite cette promesse, elle y croyait depuis bien plus longtemps. Depuis l'enfance, depuis ce monde merveilleux et idéal où l'on croit pouvoir devenir une personne qui changera le monde. En réalité, il fallait mieux suivre son cours plutôt que s'y opposer et cela, Liên ne le comprenait que maintenant.

Pour suivre le cours de la journée, elles allaient à présent choisir l'activité qui occuperait le reste de leur après-midi. Piquée par la curiosité pour ce film qu'elle n'avait jamais vu, la Vietnamienne demanda à voir ce film dont un extrait ne suffisait pas à satisfaire son désir.

Liên se souviendrait longtemps de cette journée. Le doux cocon du club contrastait tellement avec le bruit et l'agitation de l'aile que la jeune fille rêvait parfois du calme de cette petite salle de visionnage. Pour résumer, elle ne parvenait pas à se défaire de l'agréable souvenir de cet après-midi. Premièrement parce que le film qu'elles avaient visionné l'avait beaucoup marqué mais surtout parce que quelques temps plus tard, le club de cinéma avait fermé en raison du manque d'inscription. Cet unique moment qu'elle avait passé au club apparaissait comme un instant privilégié où elle s'était trouvée une camarade qu'elle comprenait. Cela était comme un privilège, un moment « spécial » passé avec une personne qu'elle appréciait.